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Quand la cravate dégenre l’ordre établi

« L’art de mettre sa cravate est à l’homme du monde ce que l’art de donner à dîner est à l’homme d’Etat », écrit Honoré de Balzac dans l’avant-propos de son livre L’Art de mettre sa cravate de toutes les manières connues et usitées (1827). « Elle est encore une partie essentielle et obligée du vêtement qui, dans ses formes variées, apprend à connaître celui qui le porte. La cravate de l’homme de génie ne ressemble pas à celle du petit esprit », poursuit-il, apparemment très inspiré. Il faut dire que la cravate, tout comme ses nombreuses déclinaisons, a longtemps été un marqueur social, avant de devenir un simple accessoire de mode.
Sous Louis XIV, qui a d’ailleurs créé la fonction de cravatier – dont le rôle est de choisir et d’ajuster la cravate du monarque –, les membres de la cour nouaient ainsi autour de leur cou un ruban de soie ou de dentelle : la préciosité et la couleur de l’accessoire indiquaient leur rang ou, à défaut, leur humeur du moment. La noblesse française s’inspirait là du foulard des hussards croates – le mot « cravate » serait, selon les historiens, un dérivé de croate.
Tour à tour lavallière, jabot, régate, nœud papillon, la cravate ne prend la forme qu’on lui connaît aujourd’hui qu’au début du XXe siècle, lorsque l’Américain Jesse Langford dépose un brevet pour un modèle coupé en trois parties et en diagonale dans le tissu.
Entre-temps, ce petit bout d’étoffe s’est également paré d’une aura subversive. Est-ce pour faire un pied de nez à l’Académie française, qui dans son dictionnaire attribue d’office la cravate aux hommes, qu’une poignée de femmes de lettres décide de s’en emparer ? Délaissant les traditionnels corsets et autres vêtements encombrants, les féministes du XIXe siècle, incarnées entre autres par George Sand et Flora Tristan, détournent le vestiaire masculin, et avec lui la cravate. La voilà donc devenue symbole ­d’émancipation féminine, arborée tour à tour par Charlotte Marsh, une suffragette bri­tannique, l’écrivaine Colette et l’actrice allemande Marlene Dietrich.
Mais c’est aussi pour se faire les égales des hommes que les femmes vont adopter la cravate. Ainsi, lorsque le marché du travail s’ouvre enfin à elles, elles adoptent un costume-jupe des plus stricts, cravate incluse. « Porter des tenues féminines au bureau laissait entendre que l’on était là pour attraper un mari et non pour faire un travail sérieux », peut-on ainsi lire sur le site du Musée national d’histoire américaine, à Washington.
Quelques décennies plus tard, la working girl, incarnée à l’écran en 1988 par une Melanie Griffith toute en tailleur et épaulettes XXL, reprendra elle aussi à son compte les attributs du pouvoir masculin. Sans totalement percevoir que chacun des atours symbolisant l’émancipation des femmes servira de marchepied à l’avènement d’une mode non genrée.
Margaux Krehl
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